Présentation et description
De la famille des Soricomorphes comme les autres musaraignes, la crossope aquatique, appelée aussi musaraigne aquatique ou musaraigne d’eau, est une des plus grandes espèces de musaraigne d’Europe.
Le genre crossope auquel elle appartient est aisément identifiable, alors que la distinction spécifique entre la musaraigne aquatique et la musaraigne de Miller Neomys anomalus est délicate. D’une taille nettement supérieure aux autres musaraignes, la crossope aquatique a une taille (tête + corps) d’environ 80 mm une longueur de queue de 60 mm environ. Son poids peut atteindre 20 grammes.
Le pelage typique est noir ou gris foncé, contrastant avec le ventre généralement d’un blanc pur, mais comportant parfois des taches noires plus ou moins étendues. Des variations inhabituelles dans la couleur du pelage ont été signalées (LUGON-MOULIN, 2003). La crossope aquatique peut aussi présenter parfois de petites taches blanches à l’arrière des oreilles et/ou des yeux.
L’espèce peut être confondue avec la crossope de Miller, qui lui ressemble beaucoup, et aussi à certains individus très contrastés de crocidure leucode. Cependant cette dernière ne fréquente pas les mêmes habitats.
L’espèce présente des adaptations remarquables à la nage : rames de poils sous les doigts des pattes postérieures et frange de poils raides sur toute la longueur de la queue, caractéristiques que possède aussi à un moindre degré la crossope de Miller. Une meilleure adaptation à l’eau froide est également rendue possible par un pelage beaucoup plus dense que les autres musaraignes (LUGON-MOULIN, 2003).
La crossope aquatique possède la salive la plus toxique des soricidés européennes. Elle joue vraisemblablement un rôle dans la capture des proies. Celles-ci présentent un large spectre d’invertébrés terrestres, et surtout aquatiques (larves de Trichoptères, Gammares), ainsi que de petits vertébrés (notamment des vairons Phoxinus phoxinus, truitelles Truta sp.,…).
Nettement inféodée à l’eau dont elle ne s’écarte guère, on peut la trouver aussi bien sur de modestes ruisseaux que sur des fleuves, comme le Rhône où elle a été plusieurs fois observée, ou des plans d’eau tels que les retenues collinaires, les tourbières (observations visuelles de J BOUNIOL dans un minuscule ruisselet de drainage à la tourbière du Couty dans le département du Rhône), les lacs et étangs (observée par JF DESMET à l’étang du Grand Lemps dans le département de l’Isère). L’important est que les rives soient bien végétalisées et offrent des abris (végétation, rochers, racines, souches, etc,…).
La musaraigne aquatique est active de jour comme de nuit, allant chercher sa nourriture sous l’eau par des plongées de quelques dizaines de secondes et qui peuvent s’enchainer à cadence élevée. LUGON-MOULIN, citant VOGEL et al, 1998, mentionne un nombre de plongées quotidiennes de plusieurs centaines à un millier !
La crossope aquatique peut avoir 2 à 3 portées par an, échelonnées de mars à septembre.
Bien que d’observation difficile et sans jamais être abondante, la musaraigne aquatique est peut-être moins rare qu’il n’y parait. Ses effectifs semblent avoir connu leur point bas dans les années 1970. Depuis, l’amélioration plus ou moins générale de la qualité des cours d’eau lui a permis de reconquérir le terrain perdu. Elle reste cependant absente sur de nombreux ruisseaux et rivières correspondant pourtant à ses exigences écologiques. Elle semble absente aussi dans les zones d’agriculture intensive.
La musaraigne aquatique et sa cousine, la musaraigne de Miller, font partie des rares insectivores protégés au niveau national.
Etat des connaissances
L’aire de répartition de la crossope aquatique s’étend sur l’ensemble de l’Europe, y compris la Grande-Bretagne. Elle est par contre absente d’Irlande, de Corse, des iles atlantiques, du sud de l’Italie et d’Espagne excepté les Pyrénées. En France, elle est présente partout, sans être commune, mais moins fréquente en plaine et en zone méditerranéenne.
Les plus anciennes données concernant l’espèce en Rhône-Alpes remontent à 1933 dans le département de l’Isère (commune de Vaujany) et à 1952 (commune du Pérréon) pour le département du Rhône.
Avant 2005, 112 données ont été collectées dans les départements rhônalpins (sauf la Haute-Savoie), avec une répartition très inégale, ceux de l’Isère et de la Loire en totalisant plus de 62%.
Dans la partie Auvergne de la grande région AuRA, l’atlas des mammifères d’Auvergne (GMA, 2015) fait mention de 56 données de crossope aquatique depuis 1986, provenant majoritairement du département du Puy-de-Dôme.
Depuis 2005, première année de prise en compte des données pour la réalisation du présent atlas, plus de 130 données ont été collectées. Celles-ci sont cette fois réparties sur l’ensemble des départements.
Comme pour d’autres petits mammifères, beaucoup de données proviennent de l’analyse de pelotes de réjection, comme à l’époque du premier atlas national des mammifères (FAYARD/SFEPM, 1984) qui avait suscité une vaste mobilisation des communautés naturalistes. En dehors des pelotes, les données proviennent aussi de l’observation directe, de la collecte de cadavres, voire de recherches non létales (tubes à fèces, pièges non létaux).
Concernant la répartition de l’espèce en fonction de l’altitude, on constate une nette prépondérance pour la tranche 400-800 m. Les extrêmes connus sont, pour les plus bas, 205 m à Manziat dans l’Ain (et 149 m à Beaumont- les-Valence, avant 2005). Pour les données les plus en altitude, citons 1969 m à Chamrousse (Isère), 1583 m à Sallanches (Haute-Savoie), 1389 m à Bouvante (Drôme). L’atlas des mammifères de Rhône-Alpes de 1997 (GRILLO/FRAPNA, 1997) mentionnait beaucoup de données anciennes à haute altitude : 1560 m à Peisey-Nancroix, 1500 m à Valloire, 1920 m en Maurienne et plus de 2000 m dans le Haut-Giffre. Dans cette dernière zone du département de la Haute-Savoie, des données sont à présent régulièrement collectées par J.F.DESMET: au moins une vingtaine de localités (du fond de la vallée à 610 m jusqu’à au moins 2030 m d’altitude), dans une variété de milieux présentant généralement de l’eau stagnante ou des cours d’eau, même d’ampleur très réduite. Ainsi, peuvent être occupés par la crossope aquatique des lits de rivière et des ripisylves, des agglomérations, des abords ou intérieurs d’habitations de plaine, des bocages, des jardins, des forêts montagnardes ou subalpines, des chalets de montagne, et même des formations de prairies subalpines plus ou moins arborées, des pelouses alpines …. A noter que dans ce secteur du Haut-Giffre, les individus capturés présentent majoritairement un dessous « gris-beige sale », mais les formes à ventre blanc « pur » ne sont pas rares. Beaucoup moins fréquemment, quelques individus capturés présentent des dessous très sombres (« noirâtres »).
Il est donc clair que l’espèce ne redoute pas l’altitude et que même les torrents de montagne sont susceptibles de lui convenir.
Menaces et conservation
La musaraigne aquatique est particulièrement tributaire de cours d’eau de qualité procurant sur leurs rives de nombreux abris. Pour cela, le traitement des rivières, les « recalibrages » d’une époque qu’on espère révolue et les pollutions constituent des menaces permanentes. Il en est de même pour tout équipement susceptible de gêner la libre circulation de la faune piscicole.
Ses prédateurs naturels sont en principe les mêmes que pour les autres musaraignes, mais ses mœurs aquatiques l’exposent moins à des captures par les rapaces. Pour l’anecdote, citons la découverte en 1977 de 2 cadavres de l’espèce dans l’estomac d’une truite pêchée à Grane, dans la Drôme (GRILLO/FRAPNA 1997). La crossope aquatique est parfois accusée de capturer des truitelles au moment des ré-empoissonnement des rivières, voire même dans les piscicultures. Pour autant, de tels cas restent peu fréquents et les préjudices occasionnés sans doute supportables.
Compte-tenu de son régime alimentaire à base de larves aquatiques, l’espèce reste un bon indicateur de la qualité des eaux. Comme pour les autres petits mammifères, on manque encore d’une vision globale de sa répartition et du dynamisme de ses populations. Des contacts avec les techniciens pêche et milieux aquatiques pourraient peut-être fournir de nouvelles données. Par exemple, en 2004, une musaraigne aquatique a été capturée (et relâchée) dans un trou d’eau à l’occasion d’une pêche électrique dans le ruisseau des Cotes, à Saint-Pierre-la-Palud (Rhône). Des recherches ciblées devraient aussi être coordonnées à l’aide de pièges non létaux (tubes à fèces). Ces tubes appâtés et disposés au bord des ruisseaux collectent les crottes de musaraignes qui viennent s’y nourrir. L’analyse du contenu de ces crottes sous binoculaire permet de vérifier s’il s’agit de restes de proies d’invertébrés aquatiques.
Récit d’une belle observation
2 août 1952, dans le Beaujolais. J’ai 13 ans et déjà l’observation des « bêtes » occupe mes vacances. J’ai construit une hutte de branchages, au bord du ruisseau de Ponsonnière, et j’y passe des heures. Cette année-là, les musaraignes aquatiques sont nombreuses «…elles s’annonçaient par de petites ondes qui couraient sur l’eau et qui sortaient des souches et de dessous les pierres qui trempaient (sic) dans l’eau. Puis quelques instants après, je voyais apparaître son museau effilé qui remue sans cesse, et aussitôt : floc ! La musaraigne a plongé, entourée d’air, ce qui permettait grâce aux bulles qui remontaient, de suivre toutes ses évolutions sous-marines, qui d’ailleurs ne duraient pas longtemps, car elle remontait presque immédiatement avec un petit poisson entre les dents »
Daniel Ariagno : Mes Vacances. Carnet n°1. Inédit
Rédacteurs: Daniel Ariagno et Jean-François Desmet, octobre 2019